07 décembre 2010

Absent du paysage

Il y a des choses dans notre paysage qui sont là et qu'on ne voit à peu près plus. Par exemple, personne ne passe sur le boulevard de Portland et regarde le Carrefour en disant : «Oh! Wow! Le Carrefour!» On sait qu'il est là. Et on se doute qu'il y restera toujours. Il changera peut-être de look. De grandeur. Mais il sera encore là demain et après-demain.
C'est un peu ce que je faisais avec mon grand-père.
Il est toujours là.
Fort comme un roc.
Avec une santé de fer.
Il est toujours là à faire rire mes poulettes. À nous raconter des anecdotes de son passé qu'on connaît par coeur tant il les a dites et redites.
Mais vendredi dernier, les choses ont changé.
«Ge, Paul vient de faire un infarctus. Il a de grosses difficultés respiratoires. L'ambulance vient juste de partir de chez lui. Maman est là et s'en va à l'hôpital avec Mamie», m'a annoncé sans détour ma soeur, vendredi après-midi.
Ma première réaction? «Ben voyons, c'est impossible. Paul n'est jamais malade!»
Malgré ses 81 ans bien comptés, je n'ai jamais connu mon grand-père avec un nez qui coule, avec un mal de tête ou avec une crampe dans le mollet. Alors, avec une artère de bouchée? Jamais en 100 ans!
pourtant, c'était le cas.
Pendant d'interminables minutes, de longues heures, j'étais scotchtapée à mon téléphone en attente de nouvelles fraîches. À espérer un dénouement heureux.
Pour m'occuper les dix doigts, j'ai fait la téléphoniste diseuse de mauvaises nouvelles. Ma marraine, ma cousine, ma grand-tante, j'ai les appelées pour les informer de la situation. Après avoir fait ma sale job, j'ai écouté, rassuré, consolé mon monde.
N'en pouvant plus d'attendre, j'ai rejoint à nouveau ma mère. «Pis, pis, pis?»
«Il est parti en hémodynamie. C'est quoi ça de 'l'hémodynamie'?»
Je cours à mon ordi, fais une recherche sur le net (Vive Google! Vive Wiki!), lui transmets les informations demandées.
Je raccroche. Refais la chaîne téléphonique : ma soeur, ma marraine, ma cousine, ma grand-tante.
«Est-ce qu'on meurt d'un infarctus?» me demande ma cousine. Je retourne sur l'ordi, recherche sur Google, sur Wikipedia, tente de faire un cours de cardiologie vasculaire avancé en trois minutes top chrono. Rappelle ma cousine. Lui explique ce que j'en comprends. Nous sommes -un peu - rassurées.
On organise les prochaines heures. La famille montréalaise descend. Je m'offre pour garder les bébés. Ma cousine restera chez ma grand-mère pour la soutenir.
Merde! Max! Dans tout ce brouhaha, j'ai oublié ma fille. Je dois aller la reconduire à son camp scout qui débute le soir même et qui a lieu à La Patrie, autant dire à l'autre bout du monde dans de telles circonstances.
«Voyons chérie, je vais aller la reconduire moi!» me dit l'amoureux alors qu'il s'affairait à préparer le souper.
Le téléphone sonne. Chaque fois que l'engin montre signe de vie, mon coeur arrête de battre. Si une mauvaise nouvelle était sur le point de parvenir à mes oreilles?
C'est ma mère. Ma main tremble. Je suis livide. «Oui...?»
«Bon, Paul vient d'arriver aux soins intensifs. Ils lui ont débloqué son artère et tout va pour le mieux. On aura eu plus de peur que de mal. Il devrait sortir de l'hôpital dans quelques jours.»
Mon grand-père aura été chanceux dans sa malchance.
Et ce petit accident nous aura fait prendre conscience que même si on ne la voyait plus, notre famille possède une solidarité peu commune. Que même si mon grand-père fait partie de notre paysage depuis toujours, peut-être un jour il n'en sera plus ainsi...
Alors cet après-midi, quand je passerai sur le boulevard de Portland, je m'exclamerai en disant : «Qu'il est magnifique ce centre commercial!»

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