24 février 2010

Patin et sacrifices

Je pense que je suis née avec des patins dans les pieds. Alors que toutes les futures mères du monde rêvent que leurs rejetons effectuent des études de médecine à Harvard, la mienne aspirait à ce qu'un jour, une médaille olympique trouve place à mon cou. Avant même de savoir marcher, je suis certaine que j'étais capable de faire des saltos arrières et des triple loots double-piqué les doigts dans le nez. Pas besoin de vous dire que le patin artistique a occupé une grande place dans mon agenda chargé du premier tiers de ma vie.

Toujours est-il que dès l'âge de trois ans, je m'élançais sur la patinoire chaque week-end avec ma petite robe fuchsia et mon magnifique casque de hockey blanc. L'objectif du coach était simple: être capable de faire trois pas sans me fendre le menton sur la glace. Mais moi, je me foutais un peu des ambitions du coach. Moi, je ne voulais que me pavaner devant les autres petites filles avec ma belle robe fuchsia que ma grand-mère avait cousue elle-même et qui était, selon moi, la plussss belle du monde.

Chaque samedi, malgré les courses à faire, malgré la fatigue, malgré le bordel de la maison, ma mère se levait aux aurores et préparait mes trucs pour le patin. On traversait ensuite la ville pour se rendre à l'aréna. Je ne voyais pas tous les efforts qu'elle faisait pour que je pratique mon sport. Moi, en autant que je puisse mettre ma belle robe fuchsia, j'étais heureuse.

Les années ont passé. Ma robe fuchsia est devenue rouge avec de magnifiques paillettes. Et le casque de hockey a pris le bord. D'une heure par week-end, mon temps passé à la patinoire a monté en flèche au fil du temps. J'y passais tous mes samedis, tous mes dimanches et tous mes congés scolaires. Ma mère? Invariablement assise dans les gradins à regarder son aînée qui tentait de maîtriser les difficultés de l'arabesque ou d'apprendre une nouvelle chorégraphie pour la prochaine compétition.

Et plus les pages du calendrier s'envolaient, plus les horaires liés à mon statut de patineuse artistique devenaient lourds. Plus la charge financière qu'amenait ma progression dans ce monde devenait importante (à sept ans, j'avais des patins de 400 $ aux pieds!).

Il n'y avait plus rien qui comptait dans ma vie que mon patin. Mes amies faisaient du patin. Je parlais des nouvelles figures que je tentais d'apprendre. Si je regardais la télé, c'est qu'il y avait une compétition. La nuit, je rêvais à ma routine que je devais faire au spectacle de fin d'année sur l'air de Eye of the Tiger. Tout tournait autour du patin. J'étais chez moi à l'aréna.

Sérieux, je n'arrive pas à comprendre comment elle faisait, ma mère, pour survivre dans ce monde débile. Pourtant, jamais elle ne chialait quand c'était le temps de partir à l'autre bout de la province pour une compétition. Jamais elle ne soupirait qu'elle avait les fesses endolories après avoir passé huit heures assise sur un banc de bois. Jamais elle ne m'a fait sentir qu'elle avait mieux à faire que de s'exclamer devant mes prouesses. Jamais elle n'a regretté tout l'argent investi dans ma "carrière".

À dix ans, j'ai accroché mes beaux patins blancs et j'ai rangé ma belle robe rouge à paillettes. J'étais complètement écoeurée de me lever aux petites heures avant l'école pour aller pratiquer mes sauts en vue de la prochaine évaluation. Tannée des déceptions liées aux magouilles des juges. Je n'avais qu'une seule envie : aller voir ailleurs.

J'aurais pensé que ma mère aurait crié de joie. Enfin, elle aurait du temps pour elle. Enfin, elle pourrait se lever plus tard qu'à 5 h du matin le samedi. Enfin, elle pourrait se gâter avec tout l'argent qu'elle épargnerait avec une patineuse en moins dans sa famille.

Hé bien non! Elle était triste. Elle a tenté de me convaincre de continuer. Elle m'a longtemps demandé si j'étais certaine de mon choix. Si ce n'était pas un coup de tête. Pour elle, tout ce temps passé à grelotter à côté de la bande de la patinoire valait la peine. Elle ne faisait aucun sacrifice pour moi. Elle aimait tout simplement me voir virevolter sur la glace avec ce grand sourire et cette belle robe rouge à paillettes.

Ce n'est que 20 et quelques années plus tard que j'ai compris tout le support qu'elle m'avait offert en étant toujours présente derrière mes saltos, sourire et encouragements en prime. Et ce soir, quand je regarderai Joannie s'élancer sur La Cumparsita, je sais qu'elle pensera à tous les sacrifices que sa mère aura faits depuis les 20 dernières années. Et je sais que ce sera pour la remercier de cette présence inestimable qu'elle patinera de manière majestueuse ce soir.

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